Depuis leur création, les Fashion Weeks véhiculent du rêve, mais elles incarnent aussi la démesure et une accélération des cycles de production peu propices à la créativité.
La crise sanitaire, économique et climatique incite les créateurs à remettre en question la pertinence d’un modèle par ailleurs moins en phase avec les exigences des consommateurs. Les fashion weeks ont-elles encore une place dans ce monde ?
Imaginez une Fashion Week soucieuse de son impact social et environnemental et attentive à une diversité culturelle qui fait, aussi, sa richesse… Une Fashion Week responsable. Ce n’est, hélas, pas le cas de la semaine de la mode parisienne. Certes, celle-ci génère environ 10,45 milliards d’euros de retombées directes pour les marques et 5 000 emplois à temps plein, selon les chiffres diffusés par la Fédération de la haute couture et de la mode parisienne. Mais cette économie participe d’un système désastreux sur le plan écologique. L’empreinte carbone (qui comprend les millions de kilomètres parcourus en avion ), le gaspillage de décors éphémères, les dépenses énergétiques en jeu paraissent en effet disproportionnés au regard des quelques minutes de défilés mettant en valeur les collections saisonnières.
Quand le pourvoyeur de rêve devient manufacture à déchets
Le rapport Zero To Market sur l’impact des déplacements générés par la Fashion Week réalisé par Carbon Trust et ordre.com indique que les émissions de gaz engendrées par les quatre principales Fashion Weeks (Londres, Paris, Milan et New-York) représentent 241 000 de tonnes d’équivalent CO2 (l’étude se limitant à une évaluation des déplacements). Ce chiffre équivaut aux émissions annuelles de 51 000 voitures ou à l’éclairage de la Tour Eiffel pendant plus de trois mille ans. L’étude n’intègre pas les Fashion Weeks de second rang, moins « visibles », ni l’énergie nécessaire à la production des défilés, ni le non recyclage des installations, ni la production de déchets. Elle ne prend pas non plus en compte l’activité des influenceurs et des médias qui assistent aux défilés, la diffusion des images sur les réseaux sociaux…
Ces excès entrent en contradiction avec les déclarations d’intention vertueuses des marques qui s’engagent à davantage de durabilité. Survivance d’un mode de fonctionnement révolu ? « Un défilé de mode, par sa nature même, promeut l’idée du «renouvellement». Selon le site de référence de la profession Business of Fashion, la plupart des marques qui mettent en avant leurs objectifs de développement durable parlent aussi de se développer en Chine – ce qui est incohérent », résume Bel Jacobs, coordinatrice d’Extinction Rebellion Fashion Action, à l’origine de campagnes subversives telles que XR Boycott Fashion et Cancel Fashion Week, un peu plus radicale que les fashion week responsable. « Notre projet Fashion Act Now vise justement à accélérer le changement nécessaire dans l’industrie, si l’on tient compte de l’urgence collective à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui ». « Nous déplorons le greenwashing de ces marques, affirme pour sa part E. J., d’Extinction Rebellion Fashion Action Allemagne. Il ne peut pas y avoir de mode éthique dans un système capitaliste de production de masse ».
A droite : Extinction Rebellion Fashion Action manifestant à Londres. Crédits : XRFA
A gauche : Bel Jacobs, Extinction Rebellion Fashion Action
Une transition vers une fashion week responsable en cours?
Dans un société engourdie par les crises sanitaire, sociale et climatique, créateurs questionnent la pertinence de toutes ces fashion week, et consommateurs réinitialisent leurs valeurs : tous, les recentrent sur la cohérence, nouvelle distinction sociale. Lors du premier confinement, la maison Saint Laurent avait annoncé son retrait du calendrier officiel, dénonçant la tyrannie de la vitesse, très vite suivie par Gucci, renonçant au rituel « démodé » des Fashion Weeks, tandis que des centaines d’acteurs du secteur appelaient à repenser la fabrication et les défilés. Parmi les premiers à s’engager, Giorgio Armani invitait à « réparer ce qui ne va pas », à « supprimer le superflu » et à « retrouver une dimension plus humaine ». Alber Elbaz, Raf Simons et Vêtements, s’alignèrent sur ces propos.
En mai dernier, Dries Van Noten et Marine Serre ont quant à eux initié un manifeste visant à rationaliser le calendrier de la mode dès les prochaines collections automne-hiver, en ne présentant que des vêtements de saison, mais aussi en s’engageant à produire moins, à réduire les chutes de tissus ainsi que les voyages inutiles … Un texte ratifié depuis par des centaines d’acteurs de l’industrie (parmi lesquels Chloé, Thom Browne, Y/Project, Lemaire, Alexandre Mattiussi, Nordstrom, Bergdorf Goodman, Selfridges, Harvey Nichols…). En juillet 2019, le Conseil suédois de la mode a décidé pour sa part d’annuler la Fashion Week de Stockholm pour des raisons environnementales. Une décision inédite de Jennie Rosén, la présidente du Swedish Fashion Council, pour laquelle le système actuel des Fashion Weeks est devenu obsolète.
La ville de Paris a quant à elle lancé en 2019 Paris Good Fashion, avec l’ambition de se positionner en capitale de la mode responsable d’ici à 2024 et ainsi d’instaurer la première fashion week responsable. L’initiative est désormais ralliée par plus de soixante-cinq membres : Chanel, LVMH, Kering, Richemont, Vestiaire Collective, 1083, Le Slip Français, Bureau Betak, Studio Rouchon, Galeries Lafayette… Dix groupes de travail ont ainsi été constitués afin de partager les bonnes pratiques, de définir des solutions concrètes et d’imposer des positions communes fortes. Depuis, le Bureau Betak, notamment, a obtenu la certification ISO 20121, une norme attestant de son engagement écologique. L’agence a rédigé ses « Dix Commandements » éco-responsables, et promet de reverser 1% de ses recettes à l’ONG 1% For The Planet. Paris Good Fashion a également souhaité impliquer les consommateurs. Une grande consultation citoyenne a été lancée afin de les inviter à répondre à la question : « Comment agir ensemble en faveur d’une mode plus responsable ? ». Plus de 100 000 personnes ont répondu à la consultation, dont les conclusions ont été présentées en février dernier. Parmi les thèmes plébiscités : le recyclage et la réutilisation des vêtements ; l’engagement des acteurs de la profession (marques, industrie…) pour faire évoluer la mode vers un modèle plus responsable ; la relocalisation de l’activité textile ; la remise en cause des matières synthétiques au profit des fibres naturelles ; la réduction des emballages ; la nécessaire traçabilité de la production ; en enfin l’amélioration des conditions de travail des salariés de l’industrie du vêtement. L’ensemble des résultats et l’engagement des marques sont disponibles sur le site Paris Good Fashion et pour revoir la restitution des résultats de la consultation citoyenne mode durable et la présentation des engagements, par ici !
Le gouvernement et l’UE peuvent-ils soutenir la jeune création durable ?
Autre initiative en faveur d’une Fashion Week Responsable, celle de Chloé Cohen, auteure du podcast Nouveau Modèle en collaboration avec Purpose Climate Lab. J’avais signé il y a quelques mois sa lettre au président de la République, exigeant des mesures de soutien financiers à l’innovation française dans l’industrie textile en faveur d’une mode plus responsable. J’ai rejoint avec enthousiasme le projet de Fashion Week Responsable réunissant dix personnalités engagées pour une mode plus durable à l’occasion de la Paris Fashion Week féminine FW21-22. Alice Bailly de Réuni, Gaëlle Constantini, Anaïs Dautais Warmel des Récupérables, Chrysoline de Gastines de Balzac Paris, Zoé Le Boucher de Admise Paris, Marion Nerguisian de Atelier MaSIa & atelier Gasparine, Patricia Roth de Sakoshë by Paty, Claire Suco de Meuf Paris, Jessica Troisfontaine de Septem et moi-même, au-delà d’un défilé, avons adressé nos messages au gouvernement et à l’Europe.
Vidéo Une Fashion Week Responsable par Chloé Cohen, auteure de Nouveau Modèle Podcast
A la question « Le gouvernement et l’UE peuvent-ils soutenir la jeune création durable ? », selon moi la réponse est oui, à plusieurs égards.
LA CONNEXION
C’est une vision que je résume dans ce mot merveilleux « Connexion » : celle des politiques, créateurs, ONG, artistes, citoyens, étudiants… Afin de créer des dialogues féconds.
LA TRANSMISSION
Subventionner les initiatives d’écoles alternatives et engagées comme la casa93, 093.Lab, le projet Alix ou encore Renaissance Project; également, les fablab et pépinières qui permettent de partager les ressources, les savoirs et savoir-faire de créateurs de mode durable.
L’UPCYCLING
J’aime l’idée de créer des affinités imprévues avec des vêtements-déchets considérés comme inemployables, pour les ré-illustrer, leur donner une esthétique plus admirable encore que dans une première vie. J’ai ainsi choisi de porter dans cette vidéo ce top très « Rei Kawakubo » créé par Marvin El Hijri @slender_studio, ancien étudiant de la Casa 93, qui grâce à son talent et sa ténacité poursuit actuellement un Bachelor à l’Institut Français de la Mode. Il s’est inspiré d’une autre vision de la culture skinhead, pour n’en extraire que la délicatesse et la sensibilité. « J’ai imaginé cette pièce avec deux vestes rappelant celles des « darons » qui allaient le dimanche à l’église. C’est une protestation anti-costard mais aussi une déconstruction, par le tissu, de codes conventionnels. La robe est une déformation inattendue et libre du corps de la femme qui contraste avec le strict tayloring », décrit Marvin.
Création Upcycling de Marvin Elhijri, étudiant à l’Institut Français de la Mode.
Je souhaite aussi faire passer un message sur les jeans (pas anodin, si on sait la catastrophe écologique que leur fabrication représente ), comme un slogan en manif ! Cette pièce est une création de Maroussia Rebecq, pionnière de l’upcyling avec sa marque Andrea Crews. Ayant récupéré deux jeans de seconde-main, elle a dessiné des coupes plus actuelles, et apposé sur la jambe le message UTOPIA près du portrait de Christiane Taubira. « Je l’admire, car c’est une femme noire, politique, progressiste, poétesse, vivante et éclairée. Le projet UTOPIA, c’est d’abord un mot fantastique, c’est l’impensable, l’irréalisable. Mme Taubira incarne un espoir bien concret de faire basculer les choses », explique la créatrice.
Jean Upcyclé « Christiane Taubira 2022 » par la créatrice Maroussia Rebecq, Andréa Crews.
Côté Fashion Revolution France, les possibilités de soutien des pouvoirs publics sont multiples. « Pour soutenir les jeunes marques, il semble urgent de subventionner les pépinières qui soutiennent les porteurs de projets et qui viennent d’être touchées par la chute drastique des aides. Il faudrait encourager la création de tiers-lieux et d’espaces de co-working pour les créateurs de mode durable. Tout en mettant à disposition des points de sourcing collaboratifs », propose Catherine Dauriac, présidente de l’ONG Fashion Revolution en France. Dernier éclairage : celui de Linda May Phung, créatrice de mode éthique et consultante, également membre de Fashion Revolution France. Selon elle, il faut développer les synergies entre technologie et artisanat dans la mode ; ouvrir des fablab agiles, spécialisés en process de mode éco-conçue ; mettre en place un annuaire de référence des fabricants hexagonaux ; favoriser, enfin, la mutualisation des commandes de tissus, matériaux et packaging. » Un mode d’emploi aussi pragmatique que révolutionnaire…
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